dimanche 20 avril 2014

L'éloge de la fuite (mais non, c'est de la ruse !)

Avant-propos: cet article doit beaucoup au hasard en fait. C'est en lisant un message de Michel Onfray sur twitter, le jour de la mort d'Alain Resnais, qui invitait à voir ou revoir "Mon oncle d’Amérique", que j'ai découvert ce chef d'oeuvre cinématographique. Mais j'ai surtout réalisé qu'il mettait en images les travaux de Henri Laborit, médecin chirurgien et neurobiologiste, spécialiste du comportement animal et humain, mais également philosophe. Le film illustre les propos développés dans le livre "Éloge de la fuite", que j'avais acheté un peu par hasard il y a plusieurs années. Je vous en conseille vivement la lecture, et vous livre dans ce billet un extrait du premier chapitre consacré à l'amour, introduisant les grands principes développés tout au long de son oeuvre.



Eloge de la fuite - Henri Laborit


La fonction du système nerveux consiste essentiellement dans la possibilité qu'il donne à un organisme d'agir, de réaliser son autonomie motrice par rapport à l'environnement, de telle façon que la structure de cet organisme soit conservée. Pour cela, deux sources d'informations lui sont nécessaires : l'une le renseigne sur les caractéristiques changeantes de l'environnement qui sont captées par les organes des sens et lui sont transmises. L'autre le renseigne sur l'état interne de l'ensemble de la communauté cellulaire organique dont il a mission de protéger la structure en en permettant l'autonomie motrice. Bien que le terme d'équilibre soit faux ou du moins qu'il exige une assez longue diversion pour en préciser le contenu, nous parlerons de recherche de l'équilibre organique, d'homéostasie, ou dans un langage plus psychologique, du bien-être, du plaisir. Les structures les plus primitives du cerveau, l'hypothalamus et le tronc cérébral, suffisent à assurer ce comportement simple d'une action répondant à un stimulus interne que nous dénommerons «pulsion». C'est un comportement inné, permettant l'assouvissement de la faim, de la soif et de la sexualité.

Avec les premiers mammifères apparaît le système limbique qui va autoriser les processus de mémoire à long terme. Dès lors, les expériences qui résultent du contact d'un organisme avec son environnement ne se perdront pas, elles seront mises en réserve et leur évocation à l'intérieur de cet organisme pourra survenir sans relations de causalité évidente avec les variations survenant dans le milieu extérieur. Elles seront enregistrées comme agréables ou désagréables, les expériences agréables étant celles qui permettent le maintien de la structure de l'organisme, les expériences désagréables celles dangereuses pour lui. Les premières auront tendance à être répétées : c'est ce que l'on appelle le «réenforcement». Les autres à être évitées. L'action résulte dans tous les cas d'un apprentissage. Ainsi, nous définirons le besoin auquel répond l'activité du système nerveux comme la quantité d'énergie et d'information nécessaire au maintien de la structure, soit innée, soit acquise par apprentissage. Le modelage des réseaux neuroniques à la suite d'un apprentissage constitue en effet une structure acquise. Elle est à la base des émotions qui s'accompagnent de réajustements vasomoteurs et de déplacements de la masse sanguine, suivant les variations d'activité des organes mis en jeu pour réaliser l'action. Le système cardio-vasculaire sous contrôle du système nerveux végétatif permettra cette adaptation. La motivation fondamentale des êtres vivants semble donc bien être le maintien de leur structure organique. Mais elle dépendra soit de pulsions, en réponse à des besoins fondamentaux, soit de besoins acquis par apprentissage. Dans un langage psychanalytique, la recherche (pulsionnelle ou résultant de l'apprentissage) de la répétition de l'expérience agréable répond au principe du plaisir qui n'est pas ainsi exclusivement sexuel, ou même quand il l'est se trouve occulté, transformé par l'expérience. La connaissance de la réalité extérieure, l'apprentissage des interdits socio-culturels et des conséquences désagréables qu'il peut en coûter de les enfreindre, comme de celles, agréables, dont le groupe social peut récompenser l'individu pour les avoir respectés, répond au principe de réalité.

Enfin, avec le cortex on accède à l'anticipation, à partir de l'expérience mémorisée des actes gratifiants ou nociceptifs, et à l'élaboration d'une stratégie capable de les satisfaire ou de les éviter respectivement. Il semble donc exister trois niveaux d'organisation de l'action. Le premier, le plus primitif, à la suite d'une stimulation interne et/ou externe, organise l'action de façon automatique, incapable d'adaptation. Le second organise l'action en prenant en compte l'expérience antérieure, grâce à la mémoire que l'on conserve de la qualité, agréable ou désagréable, utile ou nuisible, de la sensation qui en est résultée. L'entrée en jeu de l'expérience mémorisée camoufle le plus souvent la pulsion primitive et enrichit la motivation de tout l'acquis dû à l'apprentissage. Le troisième niveau est celui du désir. Il est lié à la construction imaginaire anticipatrice du résultat de l'action et de la stratégie à mettre en oeuvre pour assurer l'action gratifiante ou celle qui évitera le stimulus nociceptif. Le premier niveau fait appel à un processus uniquement présent, le second ajoute à l'action présente l'expérience du passé, le troisième répond au présent, grâce à l'expérience passée par anticipation du résultat futur.

Cette action se réalise dans un « espace » à l'intérieur duquel se trouvent des objets et des êtres. Les objets et les êtres qui permettent un apprentissage gratifiant devront rester à la disposition de l'organisme pour assurer le réenforcement. Cet organisme aura tendance à se les approprier et à s'opposer dans l'espace où ils se trouvent, dans son « territoire », à l'appropriation des mêmes objets et êtres gratifiants par d'autres. Le seul comportement « inné », contrairement à ce que l'on a pu dire, nous semble donc être l'action gratifiante. La notion de territoire et de propriété n'est alors que secondaire à l'apprentissage de la gratification. Ce sont des acquis sociaux dans toutes les espèces animales et socio-culturels chez l'Homme. De même, on comprend que pour se réaliser en situation sociale, l'action gratifiante s'appuiera dès lors sur l'établissement des hiérarchies de dominance, le dominant imposant son « projet » au dominé.

Un point reste encore à préciser. Nous venons de voir que le système nerveux commande généralement à une action. Si celle-ci répond à un stimulus nociceptif douloureux, elle se résoudra dans la fuite, l'évitement. Si la fuite est impossible elle provoquera l'agressivité défensive, la lutte. Si cette action est efficace, permettant la conservation ou la restauration du bien-être, de l'équilibre biologique, si en d'autres termes elle est gratifiante, la stratégie mise en oeuvre sera mémorisée, de façon à être reproduite. Il y a apprentissage. Si elle est inefficace, ce que seul encore l'apprentissage pourra montrer, un processus d'inhibition motrice sera mis en jeu. Dans le premier cas les aires cérébrales, commandant à la réponse innée de fuite ou de lutte au stimulus nociceptif, à la punition, seront organisées dans des voies nerveuses qui aboutiront au « periventricular system » (P.V.S.). Dans le second cas, celui de l'apprentissage de la récompense, du comportement gratifiant, le faisceau réunissant les aires cérébrales intéressées est le « medial forebrain bundle » (M.F.B.). L'inhibition motrice enfin fait appel au système inhibiteur de l'action (S.I.A.). Nous avons récemment pu montrer (Laborit et col., 1974) que le système inhibiteur de l'action, permettant ce qu'il est convenu d'appeler l'évitement passif, est à l'origine de la réaction endocrinienne de « stress » (Selye, 1936) et de la réaction sympathique vasoconstrictrice d'attente de l'action. La réaction adrénalinique qui vasodilate au contraire la circulation musculaire, pulmonaire, cardiaque et cérébrale, est la réaction de fuite ou de lutte; c'est la réaction d' « alarme », elle permet la réalisation de l'action. Il résulte de ce schéma que tout ce qui s'oppose à une action gratifiante, celle qui assouvit le besoin inné ou acquis, mettra en jeu une réaction endocrino-sympathique, préjudiciable, si elle dure, au fonctionnement des organes périphériques. Elle donne naissance au sentiment d'angoisse et se trouve à l'origine des affections dites « psychosomatiques ».

Or, au cours d'une expérimentation d'évitement actif dans une chambre à deux compartiments, réalisée sur le rat soumis à une stimulation électrique plantaire précédée de quelques secondes par des signaux lumineux et sonores, nous avons constaté que si l'animal pouvait agir, c'est-à-dire fuir dans le compartiment d'à côté, cette stimulation appliquée au cours de séances d'une durée de 7 mn par jour pendant sept jours consécutifs ne provoque pas d'hypertension stable. Si par contre la porte de communication entre les deux compartiments est fermée, que l'animal ne peut fuir, il présente rapidement un comportement d'inhibition motrice. Or, après les sept jours d'expérimentation il présente une hypertension artérielle stable, retrouvée encore plus d’un mois après, alors que les séances sont interrompues depuis au moins trois semaines. Mais au cours d'un protocole identique, si l'on place deux animaux ensemble, ne pouvant s'échapper mais pouvant combattre, extérioriser leur agressivité par une action sur l'autre, ces animaux ne font pas d'hypertension chronique. Il en est de même si après chaque séance l'animal est immédiatement soumis à un électrochoc convulsivant qui empêche l'établissement de la mémoire à long terme. Celle-ci, dans le cas présent, mémorise l'inefficacité de l'action face à un stimulus nociceptif. Elle est donc nécessaire à la mise en jeu du système d'inhibition motrice.

Pour conclure: je ne peux m'empêcher de trouver une résonance entre les principes des philosophies grecques que j'ai exposés dans de précédents billets (lire : Les Principes et Exercices Spirituels de la Philosophie Cynique, Épicurienne et Stoïcienne) et ceux présentés par Henri Laborit, comme si la voie de la sagesse était de prendre conscience des propres limitations de l'"être humain", pour les avoir constamment à l'esprit, dans le but de pouvoir les dépasser. Je reviendrais dans un prochain billet sur cette oeuvre de Henri Laborit en prolongeant cette réflexion sur l'éloge de la fuite mais cette fois vers l'imaginaire. Que pensez-vous des thèses avancées par Henri Laborit ? Connaissiez-vous son oeuvre et celle d'Alain Resnais ? 

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